Natacha et Paul, les enfants invisibles de Serge Gainsbourg
Divertissement

Natacha et Paul, les enfants invisibles de Serge Gainsbourg

Ce jeudi 7 mars 1991, personne ne les remarque dans la foule immense qui accompagne le cercueil de leur père, Serge Gainsbourg, au cimetière du Montparnasse. Ils sont pourtant assis à côté de Charlotte, leur sœur, celle qui cristallise l’attention, tout comme Lulu, leur jeune frère, ou encore Bambou et Jane Birkin, les anciennes compagnes de l’artiste.

Trente et un ans plus tard, Natacha et Paul ont revendu à Charlotte leurs parts respectives du 5 bis rue de Verneuil, afin que cette dernière puisse transformer la demeure du musicien en musée. Si elle a grandi là-bas, Natacha et Paul n’y ont quasiment jamais mis les pieds. Interrogée par nos soins à ce sujet en février 2020, Jane ­Birkin se montrait lasse. « Quand je vivais avec Serge, et même après, j’ai essayé de le rapprocher de ses deux premiers enfants. Mais leur mère a toujours fait en sorte que ça ne soit pas possible. »

De Natacha et Paul, Serge ne parlait quasiment pas

Dans toutes les biographies, les films ou les documentaires consacrés au grand homme, l’existence de Natacha et de Paul est tout juste mentionnée. Mais difficile d’en savoir plus. Gainsbourg fut pourtant le premier chanteur à exhiber sa fierté de père à la naissance de Charlotte, en 1971, prenant la pose avec elle pour les photographes de Match. Il fit de même avec Lulu lorsque ce deuxième fils pointa le bout de son nez en 1986. Mais de Natacha et Paul il ne parlait quasiment pas. Serge les a pourtant reconnus, il a même, dès 1966, fait l’acquisition d’un appartement pour Natacha, rue de ­l’Arbalète à Paris, dont il a laissé l’usufruit à sa mère, Françoise ­Pancrazzi, que tout le monde, y compris lui, appelait Béatrice.

Le 7 janvier 1964, Serge se marie à Paris avec Françoise Pancrazzi, dite Béatrice.

Le 7 janvier 1964, Serge se marie à Paris avec Françoise Pancrazzi, dite Béatrice.

SIPA
/
© DALMAS/SIPA

En ce début 1963, Béatrice vient tout juste de mettre un terme à son union avec Georges Galitzine, son premier mari, quand elle croise la route de Serge ­Gainsbourg, lui aussi récemment divorcé d’Élisabeth Levitsky. Depuis ses débuts officiels en 1958 avec le fameux « Poinçonneur des Lilas », Gainsbourg crève la dalle. Il vend très peu de disques, écrit pour des artistes rive gauche peu diffusés à la TSF et qui n’incarnent pas les préoccupations de la jeunesse. Il vient bien de signer « La javanaise » pour Juliette Gréco, mais l’avance de 100 000 anciens francs n’est pas ce qui lui permet de vivre correctement.

D’ailleurs Serge s’est réinstallé chez ses parents, ­avenue Bugeaud, dans le XVIe arrondissement de Paris. Le soir, il chante pour un public cultivé et lettré dans les cabarets et avoue un franc désintérêt pour les yéyés qui font leur apparition. Lui, toujours sapé comme un milord, dédaigne ces jeunes gens trop propres sur eux, qui se contentent d’adapter des standards venus des États-Unis.

La suite après cette publicité

Béatrice fonce à Tokyo pour gifler Dalida

Il accepte de tourner en avril de la même année dans « L’inconnue de ­Hongkong », aux côtés de Dalida à qui l’on a offert le premier rôle. Gainsbourg y joue les seconds couteaux, mais les quatre semaines de shooting au bout du monde l’excitent. Certes, il est tombé en pâmoison devant la beauté de ­Béatrice, mais il ne s’interdit pas de fréquenter les bouges de la ville asiatique.

En escale à Tokyo, le chanteur se fait photographier avec Dalida, dont la carrière est au plus fort. Quand la photo paraît dans la presse parisienne, ­Béatrice transforme sa rage en billet d’avion sur le ­premier Paris-Tokyo, fonce à l’hôtel où se trouve l’équipe du film et se débrouille pour trouver la chambre de Dalida. Seule, cette dernière ouvre sans crainte et reçoit une paire de gifles. À peine a-t-elle le temps de comprendre que Béatrice est déjà repartie vers la France.

Scènes de ménage

« Gainsbourg est impressionné par la haute bourgeoisie qu’incarne ­Béatrice, raconte Gilles Verlant dans sa biographie du musicien parue en 2000. Il a trouvé avec elle son contraire. Mais il est aussi tombé dans un piège. » Les scènes de ménage se poursuivent à l’été 1963. ­Gainsbourg a voulu emmener sa promise au Touquet, où il s’est produit quatre étés de suite durant sa période de vaches maigres.

Béatrice a loué la sublime villa ­Surlinks, mais ne supporte pas les écarts de son fiancé. Le chanteur a le flirt facile, pense souvent plus, selon l’expression ­gainsbourienne, avec son « nœud » qu’avec son cerveau et se fiche un peu des énervements de sa douce, qui quitte rarement son manteau en léopard.

Attiré par le luxe, Serge prend néanmoins un plaisir certain à s’installer chez ­Béatrice au 12 rue Tronchet, et dispose même d’une pièce pour écrire. Mais il préfère que son piano reste chez ses parents. Où il peut s’échapper pour composer. Amoureuse éperdue, Béatrice lui offre quelques semaines plus tard un Steinway qu’elle fait livrer rue ­Tronchet.

 Béatrice était très jalouse et ne lâchait pas Serge 

Dany Delmotte, une amie de Serge

À son père, Gainsbourg dit : « J’ai assez couru les filles. On s’entend bien. » Mais ni Joseph ni Olia Ginsburg ne décèlent un véritable amour de leur fils pour cette femme « d’un autre monde ». « Elle était très jalouse et ne le lâchait pas, raconte Dany Delmotte, une amie de Serge, à Gilles ­Verlant. Elle lui faisait des scènes au restaurant si jamais une fille lui lançait un regard. Elle était tigresse et féroce. »

Malgré tout, le 7 janvier 1964, Lucien ­Ginsburg épouse Françoise-Antoinette ­Pancrazzi à la mairie du VIIIe arrondissement parisien. Des photographes sont même conviés pour l’occasion. Mais seuls les témoins des mariés sont présents : son producteur Claude Dejacques pour lui et son amie Yvonne Barrois pour elle. Serge a néanmoins organisé un dîner dans un restaurant russe de la rue Saint-Séverin qu’il résume bien plus tard en une formule ­cinglante : « Il s’est tenu dans une atmosphère sibérienne. »

Natacha, qui naît en 64, est ­surnommée « Totote » par son père

La raison du problème ? Un appel juste après la cérémonie à la mairie d’une jeune femme qui voulait que Serge lui écrive une chanson… Mais Béatrice est déjà enceinte et ne demande pas le divorce pour autant. Le couple s’envole pour un voyage de noces au Maroc, dont Gainsbourg retiendra « le besoin qu’elle avait de vouloir me mettre des menottes ». Et, pour une fois, il ne parlait pas de sexe…

La naissance le 8 août 1964 de ­Natacha, ­surnommée « Totote » par son père, ne fait pas de Gainsbourg un homme comblé. Sa ­carrière rame et, malgré la ­qualité de ses albums, ils passent ­inaperçus. ­ « ­Gainsbourg percussions » fera un bide, tout comme le ­précédent, « ­Gainsbourg confidentiel ». ­Difficile d’être un homme ­épanoui quand le monde que vous voulez conquérir se ferme à vous. Et Serge voit la musique comme quelque chose de facile. Contrairement à la peinture, qu’il a délaissée, ne ­s’estimant pas au niveau. Alors, en ­chansons, il va tourner le dos à ses idéaux pour ­embrasser l’air du temps… et gagner sa croûte.

L’année 1965 va être celle de tous les changements

Rien dans son répertoire d’alors ne tourne autour de sa récente paternité. Encore moins autour de son épouse, qui vient à chacun de ses concerts. Mais reste dans la loge lire des romans policiers plutôt qu’assister à sa performance. L’année 1965 va être celle de tous les changements : Gainsbourg écoute ce qui se fait outre-Manche et va décrocher le jackpot avec une « petite » pour qui il compose « Poupée de cire, poupée de son ».

Quand France Gall gagne l’Eurovision sous les couleurs du Luxembourg avec cette chanson dont il est l’auteur et le compositeur, Serge tutoie les étoiles pour la première fois. Lui qui vendait 4 000 disques par an assiste à la folie ambiante : le 45-tours s’écoule à 20 000 exemplaires par jour les semaines qui suivent l’émission. À la fin de l’année 1965, Serge Gainsbourg a vendu plus de 1,5 ­million de disques. Et même s’il passe l’été au Touquet avec Totote et Béatrice, c’est pour mieux savourer son triomphe : lui le garçon laid est enfin un homme demandé. Mieux, la télévision veut tourner un reportage chez lui !

Béatrice exige que Serge ait un droit de visite uniquement en sa présence

En septembre 1965, le voilà qui reçoit la première chaîne française rue ­Tronchet, dans son bureau, omettant volontairement de parler de sa vie privée. Pour Béatrice, leur histoire n’a plus de sens : les techniciens ont souillé leur appartement, il n’a pas évoqué sa présence ni celle de leur fille. Une énième dispute éclate, un pot de confiture à la fraise manque de s’écraser sur Serge, qui, courageusement, prend son livret militaire et sa carte d’identité pour mieux disparaître. Une procédure de divorce sera lancée dans la foulée, qu’il fera accélérer en prenant tous les torts pour lui.

Béatrice exige qu’il ait un droit de visite uniquement en sa présence. ­Gainsbourg signe, trop heureux de vivre sa vie de ­célibataire à la Cité internationale des arts, où il trouve une chambre de 23 mètres carrés. Et reçoit qui il veut quand il veut. La période est la plus folle de sa carrière ; il enchaîne les tubes, commence à être reconnu aussi pour ses propres chansons… Mais quand le divorce est prononcé, le 20 octobre 1966, voilà qu’il est pris d’un soudain retour de flamme. Par envie aussi de voir sa fille grandir, il se remet « à la colle » avec Béatrice… à condition de ne pas vivre sous le même toit.

En plein concert de Nana Mouskoury, ­Béatrice fait un scandale : « Serge est fou, il m’a mordue. »

À l’été 1967, la famille Gainsbourg passe de vraies vacances libres d’engagements musicaux à Belle-Île-en-Mer. Serge a accepté de tourner en septembre dans « Ce sacré grand-père » et convie même Béatrice à venir le rejoindre. C’est là qu’elle lui annonce qu’elle est de nouveau enceinte. Serge se réjouit-il de la nouvelle ?

Le 6 octobre, il dîne pour la première fois chez ­Brigitte ­Bardot, avenue Paul-­Doumer, en vue de la préparation de son show télé du 1er janvier 1968. Ils se sont déjà croisés, mais sans vraiment se connaître. Treize jours plus tard, le travail commence et la passion intense, fulgurante, s’installe entre la femme de Gunter Sachs et l’ex de ­Françoise ­Pancrazzi. Serge et Béatrice arrivent néanmoins ensemble le 26 octobre à la première de Nana Mouskouri à ­l’Olympia. En plein spectacle, ­Béatrice fait un scandale : « Serge est fou, il m’a mordue. »

Serge n’a pas abandonné Natacha et Paul malgré tout

Dans la panique générale, l’intéressé s’est barré. Il ne sera même pas présent, le 13 avril 1968 à la naissance de Paul, son premier fils. Entre-temps, il a visité le 5 bis rue de ­Verneuil, déniché par son père, avec ­Bardot. Brigitte en est sûre : ce sera leur nid d’amour. Mais en décembre 1967, l’enregistrement de « Je t’aime… moi non plus » fuite sur Europe n° 1. Et fait scandale. Sachs est furieux, Brigitte a peur et s’envole pour Almeria en Espagne tourner un film. ­Laissant Serge face à la mélancolie. Il lui enverra un dernier ­message « Initials B.B. », tube post-Mai 68, et gardera rue de Verneuil un immense portrait de l’actrice. Mais aucune photo de ­Natacha et de Paul ne vint hanter les lieux quand ­Gainsbourg s’inventa une seconde vie avec sa deuxième famille, celle qu’il a fondée avec Jane, sa fille Kate Barry et ­Charlotte. En décembre 1968, Serge est invité par ­Béatrice à fêter Noël avec Natacha, 4 ans, et Paul, 8 mois. Ce sera la dernière fois qu’ils seront réunis tous les quatre.

Béatrice est décédée à 83 ans en 2014 à Paris

Serge n’a pas abandonné Natacha et Paul malgré tout. Il a suivi leur scolarité dans les établissements parisiens où ils étaient ­inscrits sous le nom de Ginsburg. Ils font toujours partie des administrateurs de Melody Nelson Publishing, la société qui exploite le catalogue de Serge Gainsbourg, aux côtés de Charlotte, Lulu et des héritiers de Jane Birkin (Roman de Kermadec et Lou Doillon), et qui est pour eux une source de revenus.

Béatrice, elle, est décédée à 83 ans en 2014 à Paris. Paul, 55 ans désormais, surnommé « Vania » par sa mère, s’est construit une vie à l’abri du show-business tout en veillant sur les affaires de son père. Il ne s’est jamais exprimé, vit en entre Paris et l’Oise, chérissant une collection de voitures anciennes qu’il ne sort jamais, a fabriqué des décors de théâtre en refusant d’évoquer son encombrante paternité.

Natacha, qui a aujourd’hui 59 ans, a longtemps géré avec son mari une agence de mannequinat dont le siège se trouvait en Seine-Saint-Denis. Depuis sa vente, en 2016, elle s’est installée dans l’Eure, se tenant à bonne distance de tous les ­événements liés à Serge Gainsbourg.

Jane Birkin se désolait des rendez-vous manqués entre un père et ses enfants

Ni l’un ni l’autre n’étaient présents le 3 février dernier au concert en hommage à Jane ­Birkin, à l’Olympia. « Ils n’ont jamais fait partie de la période “­Birkin” de Serge, nous décrypte un proche du clan Gainsbourg. Ils ne sont jamais venus aux réunions de famille, ­personne ne les a jamais croisés. Ça doit être compliqué pour eux de porter le nom et l’héritage d’un homme qu’ils n’ont presque pas connu, d’un père si absent et si présent tout au long de leur vie. » ­

Toujours en février 2020, Jane Birkin se désolait des rendez-vous manqués entre un père et ses enfants. « Il y a eu des tentatives de rencontre, des envies de part et d’autre, nous disait-elle. Mais la vie a fait que ça ne s’est pas passé comme cela aurait dû. » « No ­comment », aurait conclu ­Gainsbarre. Mélancolique et lâche. 

Hi, I’m laayouni2023